12/08/2025 ssofidelis.substack.com  10min #287072

 Le piège israélien des centres de distribution de l'aide

Une « aide » prédatrice

Par  Ahmad Ibsais, le 11 août 2025

Muhannad Zakaria Eid a été écrasé par ce qui était censé être une aide humanitaire, lors du rituel permanent d'humiliation et de souffrance.

Muhannad Zakaria Eid, âgé de 15 ans, a été tué le 9 août à Gaza par un colis humanitaire tombé du ciel. Je l'ai vu mourir. J'ai vu un enfant affamé, qui pensait enfin avoir un peu de répit pendant les bombardements incessants, écrasé à mort par ce qu'on appelle "l'aide". Je n'arrive plus à savoir si je suis plus en colère contre le monde qui regarde ou plus dégoûté qu'il applaudisse ceux qui ont largué ces containers. Tout ce que je sais, c'est que le chagrin et la rage me consument.

Le 25 juillet 2025, plus de 85 % de la population de Gaza est désormais au cinquième et ultime stade de la famine. Ce qui signifie que plus de 1,8 million de personnes meurent de faim en temps réel. Selon l'Organisation mondiale de la santé ( OMS) et les  Nations unies, il s'agit de l'une des famines les plus sévères de l'histoire moderne causée par l'homme. Les médecins ont  rapporté que l'expression plus que "la peau et les os" n'était plus suffisante pour décrire la situation. Des nourrissons meurent sous les yeux de leur mère, et il n'y a pas de  lait maternisé pour les nourrir. Les organisations humanitaires ont décrit des enfants au "regard vide", dont les organes sont en train de lâcher.

Mais cette famine provoquée n'est pas sortie de nulle part. Elle est le résultat d'un système vieux de 77 ans conçu pour transformer une société rurale autosuffisante en une population dépendante de l'aide humanitaire, dépouillée de sa dignité et de sa liberté. Pour comprendre la famine qui sévit actuellement à Gaza, il faut retracer l'histoire institutionnelle qui a fait de l'aide humanitaire une arme de contrôle en soi.

Avant 1948, la Palestine était une économie rurale florissante,  exportatrice nette d'agrumes, et ses industries de savon et de verre étaient réputées et contribuaient pour des millions au PIB de la région. Les agriculteurs palestiniens étaient maîtres de leurs terres et de leur travail, économiquement autosuffisants et politiquement autonomes.

En 2012, les responsables israéliens ont ouvertement admis avoir  calculé le nombre de calories nécessaires pour maintenir les Gazaouis en vie, mais sans leur permettre de connaître la prospérité. Après l' offensive militaire de 2014, Israël a renforcé le blocus en  interdisant le ciment, l'acier et d'autres matériaux de construction essentiels, stoppant ainsi délibérément la reconstruction et laissant des quartiers entiers en ruines, comme mesure de représailles prolongée. Par la suite, bien qu'à une échelle moindre et moins meurtrière que la campagne de famine actuelle, l'aide a été utilisée de manière similaire comme un outil de contrôle, limitant le droit des Palestiniens à la dignité et à l'autodétermination.

L'absurdité de cette cruauté a peut-être été illustrée au mieux par l'interdiction d'importer du  chocolat à Gaza. Cette interdiction ne visait aucun "objectif de sécurité". Elle avait pour seul but de priver les Palestiniens d'un plaisir des plus simples. Cette mesure, parmi d'autres, illustre le modèle qui consiste à nier la dignité lorsque les produits de première nécessité deviennent des produits de luxe.

La dépendance n'était pas seulement économique, elle était également psychologique. En 2019, 60 % des étudiants palestiniens de Gaza ont  rapporté se sentir désespérés quant à leur avenir, citant l'économie dépendante de l'aide et le blocus comme facteurs de ce sentiment. Le système d'aide internationale a involontairement créé une "impuissance induite" : un sentiment d'impuissance résultant d'un traumatisme persistant et d'un manque de contrôle sur les besoins fondamentaux.

Alors que les structures d'aide sont actuellement à l'arrêt à Gaza, le nombre de Palestiniens tués en quête d'aide est supérieur à celui des Israéliens tués le 7 octobre 2023. Imaginez cela un instant. Plus de gens ont été assassinés non pas au combat ou dans des tirs croisés, mais alors qu'ils attendaient, affamés et désarmés, des sacs de farine et des bouteilles d'eau. Depuis octobre 2023, l'armée israélienne a tiré en plusieurs occasions sur des Palestiniens rassemblés aux points de distribution de l'aide, tuant des milliers d'entre eux. Les couloirs humanitaires sont devenus des lieux d'exécution massive. Un rapport de Human Rights Watch  confirme que les convois d'aide sont fréquemment  retardés, se voient refuser l'entrée ou sont utilisés comme appâts. Une image choquante prise sur les premiers sites de la GHF montrait des Palestiniens  parqués comme du bétail. Une nouvelle économie a vu le jour à Gaza, mais elle ne repose ni sur l'offre et la demande, ni sur la production ou le capital. Elle repose sur la souffrance. On y trouve des checkpoints qui fonctionnent plus comme des guillotines que comme des passages, décidant qui peut manger et qui ne le peut pas.

Dans mon  étude publiée dans le UCLA Journal of Islamic and Near Eastern Law, j'ai redéfini le concept de l'accès humanitaire. Il ne s'agit plus d'un droit dû aux populations en crise, mais d'un droit conditionné par les structures mêmes à l'origine de la crise. L'occupant devient alors le gardien. On demande à l'oppresseur de faciliter la survie des opprimés. Lorsqu'ils refusent, les opprimés sont jugés trop peu dociles.

Le mois dernier, plus de  800 Palestiniens ont été tués par l'armée israélienne en tentant de recevoir de l'aide humanitaire. Depuis le mois de mai, la GHF, soutenue par les gouvernements américain et israélien et mise en œuvre par des entrepreneurs privés du secteur militaire, a centralisé l'aide dans une poignée de centres militarisés et temporaires, forçant les habitants de Gaza à se rendre dans des zones d'évacuation et contraignant nombre d'entre eux à choisir entre la vie et la mort par famine. Les agences humanitaires, notamment l'UNRWA, MSF, l'UNICEF et le CICR, ont dénoncé ce système comme étant un mécanisme militarisé et contrôlé politiquement, un " massacre déguisé en aide". L'aide devient ainsi l'un des outils centraux de la violence coloniale et de la reconfiguration de l'humanitarisme lui-même.

Autrefois, le droit international considérait l'aide comme un droit. Aujourd'hui, l'aide est devenue un instrument d'asservissement. Un récent  rapport de fonctionnaires de l'ONU indique que presque toute la population de Gaza est confrontée à une insécurité alimentaire catastrophique. Certains mangent des feuilles, d'autres jeûnent pendant des jours. Le gouvernement israélien canalise toute "l'aide" par le biais de sa  machine à tuer (GHF), soutenue par les États-Unis.

Les derniers chiffres montrent que plus de 55 000 Palestiniens ont été tués à Gaza depuis le début de la guerre, dont plus de 17 000 enfants, soit une génération entière réduite à un souvenir avant même d'avoir eu le temps de grandir. De nombreux bébés sont  morts dans des couveuses, faute de carburant, d'électricité et de services de néonatologie. Les morts causées par « l'aide » remontent au début de ce génocide, notamment lors du  massacre de la farine en février 2024, lorsque l'armée israélienne a ouvert le feu sur des civils faisant la queue pour obtenir du pain, tuant plus de 100 personnes et en blessant des centaines d'autres. En avril, 21 autres personnes ont été  tuées au rond-point du Koweït, dans des circonstances presque identiques. Le message est clair : l'aide sera acheminée, contrôlée ou refusée par Israël, à sa guise. Lorsqu'un cessez-le-feu ou une « reconstruction » sera envisagé, l'aide sera utilisée comme moyen de pression : pour forcer les Palestiniens à partir, pour fragiliser davantage l'unité sociale et faire du droit au retour un lointain souvenir. Par exemple, les dirigeants israéliens ont proposé de créer une " ville humanitaire" près de Rafah, destinée à accueillir jusqu'à 600 000 Palestiniens, soit le déplacement de toute la population de Gaza dans une zone contrôlée par l'armée, sous couvert d'aide humanitaire. Ce plan équivaut à un déplacement forcé et à un internement ; nombreux sont ceux qui dénoncent son  écho à la logique des camps de concentration. La famine n'est pas un moyen de mettre fin à la guerre, mais un moyen de réduire la population palestinienne à un point tel que les terres palestiniennes disponibles augmenteront. Israël a déjà pris le  contrôle de 80 % de la bande de Gaza.

La loi autrefois conçue pour défendre la dignité est aujourd'hui utilisée pour la rationner. La dignité, la seule chose à laquelle notre peuple n'a jamais renoncé, a été rebaptisée "résistance". Mais vouloir manger est tout sauf de la résistance. Ce n'est pas de la résistance que d'enterrer son enfant sans ses membres. Ce n'est pas de la résistance que de dire : "J'ai le droit de vivre".

Et pourtant, telle est l'obscénité du moment présent : on fait honte aux Palestiniens pour avoir voulu vivre selon leurs propres conditions. Notre souffrance doit être convenablement conditionnée avant que le monde ne la juge digne d'attention. Nos morts doivent être photogéniques, notre souffrance digne, et nos survivants reconnaissants pour une aide qui arrive trop tard.

Nous ne voulons pas de pitié. Nous ne voulons pas de compassion. Nous voulons la libération. Et à défaut, nous voulons juste que le monde cesse de prétendre que la famine peut se substituer à la justice.

Ghassan Kanafani a  dit :

"Tout peut être ôté à un être humain, sauf une chose : l'amour qui émane de son engagement en faveur d'une cause ou d'une conviction. » C'est ce que porte le peuple palestinien. C'est cette dignité qui ne peut être conquise".

Chaque camion d'aide humanitaire raconte une histoire. Pas une histoire de générosité, mais de dépendance imposée. L'histoire dit : "Vous mangerez ce que nous vous permettrons de manger. Vous nous remercierez pour nos miettes. Vous survivrez, mais seulement si vous oubliez qui vous a affamés". Mais notre peuple n'oublie pas. Les Palestiniens n'endurent pas parce qu'ils sont forts, mais parce qu'ils n'ont pas le choix. Et parce qu'ils savent qu'il existe, quelque part, au-delà du blocus, du silence et même de la mer, un avenir où leurs enfants ne dépendront plus de leurs geôliers, mais vivront de la terre de leurs ancêtres.

Traduit par  Spirit of Free Speech

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